Le manga One Piece est le plus vendu au monde et le plus populaire de son époque. Alors que l’œuvre approche lentement, mais sûrement de sa fin, son auteur, Eiichiro Oda, est reconnu comme un maître des récits de fiction. Retour sur deux décennies d’écriture virtuose. Difficile de passer à côté de Monkey D. Luffy et de son équipage haut en couleurs, ces dernières années. One Piece, qui a fait une entrée discrète parmi les nouveaux venus du Weekly Shōnen Jump à l’orée du deuxième millénaire, est devenu, deux décennies plus tard, la tête de gondole du magazine. Cette simple histoire de piraterie, d’abord membre du trio légendaire avec Naruto et Bleach, s’est progressivement détachée du reste de la concurrence. Les ventes hallucinantes des tomes en témoignent. Avec plus de 470 millions d’exemplaires vendus depuis sa première parution, le manga est devenu la série la plus vendue au monde dessinée par un seul auteur. L’homme au chapeau de paille a ainsi dépassé l’homme chauve-souris (460 millions) et n’est plus devancé que par le mythique Superman (600 millions).
Les raisons de ce succès et de cette popularité sont multiples : un scénario surprenant, des centaines de personnages tous développés, des liens de camaraderies touchants, mais aussi des combats épiques et riches en émotions. Pourtant, la vraie plus-value de One Piece ne tient qu’en la virtuosité de son auteur, Eiichiro Oda. Pour en comprendre toutes les spécificités, il est nécessaire de spoiler (légèrement) certains passages. La prudence est donc de mise.
Une œuvre sous influence
Depuis l’élaboration de ses premières bulles en 1997, l’auteur japonais parsème toutes ses pages d’allusions, inspirations et autres références à des lieux, personnages, cultures, architectures, événements et institutions de notre monde. Cela vaut aussi bien pour des personnages principaux ou secondaires (qui se comptent en centaines) que pour des lieux importants ou mineurs. La mythologie pirate est, bien sûr, la plus représentée dans l’œuvre : Barbe Noire est inspiré du vrai Edward Teach (1680 – 1718) ; Roronoa Zoro est une mue subtile de la prononciation japonaise de L’Olonnois François (cruel pirate français 1635 – 1668). Mais cela va bien plus loin. Les références aux mouvements révolutionnaires de Oda montrent, par exemple, son goût pour les détails. S’il semble clair que Bello Betty est la représentation vivante et avouée de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, peu de lecteurs ont remarqué que le commandant Gaburu (qui n’apparaît que dans un seul chapitre) était calqué sur Che Guevara, célèbre révolutionnaire d’Amérique latine du XXe siècle.
Toutes ces inspirations (qui sont liées thématiquement avec leur représentation dans One Piece) permettent de rendre l’œuvre unique mais à la fois crédible, familière, palpable. Eiichiro Oda ne s’arrête cependant pas là, puisqu’il joue avec toutes ses influences, quitte à les fusionner. La magnifique ville de Water Seven (et ses canaux) est, par exemple, un mélange du Mont Saint-Michel et de Venise en Italie. Dans le même ordre d’idée, l’île des femmes d’Amazon Lily qui est découverte à la moitié du récit, inspirée des amazones de la mythologie grecque, possède pourtant une architecture issue de la Chine traditionnelle. Ce mélange des genres impressionne, car il se produit à tous les niveaux, et à toutes les étapes d’une histoire longue de 90 tomes.
Oda : le mastermind
Car oui, One Piece est ce que l’on appelle une « œuvre fleuve », c’est-à-dire qu’elle étend son histoire sur plusieurs tomes. C’est d’ailleurs une caractéristique de manga shōnen. L’intrigue se poursuit donc depuis plus de 20 ans. Celle-ci étant remplie de mystères et secrets, les fans parcourent les tomes à la recherche d’indices. À ce jeu là, Eiichiro Oda est le maître incontesté. Il manie à la perfection l’art du foreshadowing, une mutation littéraire du fusil de Tchekhov. Le but est d’introduire des indices de manière implicite sur des éléments de l’histoire, au nez et à la barbe des lecteurs, qui ne seront dévoilés que plus tard.
Soit il glisse des éléments dans les pages de couvertures, comme lorsqu’il dévoila volontairement la mort de l’un de ses personnages principaux 54 chapitres à l’avance (à raison de la publication d’un chapitre par semaine). Mais cela peut aussi être diégétique. Ainsi, les lecteurs découvrirent récemment – au chapitre 966 – que Barbe Noire était incapable de dormir (raconté par Shanks Le Roux dans un flashback). Or, l’auteur l’avait déjà dévoilé au chapitre 134, soit un peu plus de 19 ans d’avance. Luffy racontait alors à son nakama Sanji qu’il avait entendu l’histoire de gens ne connaissant pas le sommeil à la taverne de son village. Taverne où il grandit aux côtés de Shanks… Oda multiplie les foreshadowing sur des échelles de temps extraordinaires donc, le tout sans la moindre incohérence. Il a toute l’intrigue de son histoire en tête depuis les premiers tomes, et joue aujourd’hui avec les attentes des lecteurs.
Enfin, en plus de tout cela, l’auteur de One Piece s’inflige des difficultés supplémentaires en jouant avec les numéros de chapitres, là encore sur des années entières. Par exemple, les chapitres 579 / 597 / 795 / 957 ont un thème en commun (ils mentionnent tous un Empereur de la piraterie). Un tel niveau de préparation et de minutie impressionne d’île en île, de mystère en mystère.
Ainsi, tous ces éléments montrent que One Piece possède plusieurs niveaux de lecture, et attestent surtout de la virtuosité de son auteur, qui fait preuve d’une gymnastique intellectuelle extraordinaire. Eiichiro Oda, qui met en jeu sa santé depuis plus de dix ans en ne dormant que trois à quatre heures par nuit, apparaît comme un maître ou tout du moins un véritable stratège de l’écriture. Ses références et indices entretiennent l’attrait du public pour son manga, en plus de lui donner un vrai côté méta : une chasse aux trésors dans un récit de pirates.